D’après le slogan de l’Insee, il suffirait de « mesurer pour comprendre ». Pourtant, de même que Prédire n’est pas expliquer (René Thom, Champs-Flammarion, 1993), de même, il me semble, en tant que statisticien réaliste (parce que de formation initiale en mathématiques), que mesurer n’est pas comprendre.
La mesure implique parfois presque exclusivement la notion de quantité ; et l’outil mathématique adéquat, dans une civilisation où la capacité des ordinateurs en espace-mémoire et le stockage physique de données sont limités est le nombre décimal, dont Henri Lebesgue (La mesure des grandeurs, 1976) aurait déclaré qu’elle était « la plus belle invention ». Cependant, de même que l’homme qui a perdu ses clés aura tendance à les chercher près du réverbère « parce que c’est éclairé », le statisticien mesure, parce qu’il dispose d’outils que lui ont fournis le mathématicien et l’informaticien. Mais le mathématicien sait bien que le quantitatif n’épuise pas le mathématique : savoir se servir d’une calculatrice ou d’un ordinateur consiste aussi, parfois, à savoir dans quelles conditions il ne faut pas s’en servir. Ainsi la mesure est-elle utile, mais il ne faut jamais oublier qu’elle porte sur des unités statistiques. Certes, « toute chose est nombre », disait Pythagore, mais l’être humain n’est pas une chose ; par conséquent, sa vie économique et sociale ne devrait pas se penser exclusivement en termes de quantité.
La compréhension, est l’acte qualitatif qui consiste, étymologiquement (cum–prendere), à « prendre avec », à saisir ensemble des idées ou des faits, ce qui s’appelle penser.
Autant la statistique mathématique est raisonnable (dans le sens où l’on peut rencontrer de vraies définitions et de vrais théorèmes dans cette discipline), autant la raison statistique, qui voudrait que l’humain soit gouverné par les nombres me paraît plus que suspecte. Car il ne faut jamais oublier que les statistiques donnent lieu à la production d’indicateurs, de tableaux, de courbes, qui sont tout autant de cartes ; lesquelles cartes ne doivent pas être confondues avec le territoire, car aucune collection finie de données (numériques ou non) concernant un sujet (au sens de la psychologie) n’épuise sa singularité.
Or c’est une grave erreur philosophique de penser qu’un amas de données et de technologies constitue une pensée. Platon et Socrate n’avaient pas d’ordiphones, mais ils furent capables d’analyser le monde dans lequel ils vivaient avec bien plus d’acuité que les Kévin Dugenou qui peuplent nos collèges et lycées.
Dans notre cité des chiffres contemporaine, on ne gouverne plus des hommes ; on administre des choses (cf. Roland Gori, Le totalitarisme de la norme). Et voilà pourquoi, par exemple, l’homme ou la femme qui n’auraient pas réfléchi à ce que cela implique, ont récemment pu trouver normal, à partir de 2021, qu’on contrôlât leur « pass » [sic] « sanitaire » [re-sic] ou « vaccinal » [re-re-sic] comme on aurait contrôlé… le code-barre d’un paquet de pâtes.
Conclusion : prenons les statistiques comme quelque chose d’amusant (quand on sait en faire) ou qui permet de briller en société du fait d’une mauvaise prédisposition du cerveau intuitif à appréhender le calcul des probabilités, mais sachons prendre de la distance avec elles.
Un homme ou une femme méritent mieux que d’être réduits à une observation dans un tableur.